La photographie connaît une période aussi difficile que follement excitante depuis une quinzaine d'années. Retour sur cette évolution du regard de la société sur l'image, et tentative d'analyse du changement des pratiques et des mentalités : les photographes d'aujourd'hui sont-ils des charlatans ?
Gildas Lepetit-Castel, qui m'a fait l'honneur d'animer une conférence sur la photographie de rue lors de la 4e édition du festival photo Pose partage, a prononcé à cette occasion une phrase qui m'a interpelé. En parlant d'une anecdote assez rigolote où un de ses lecteurs avait interprété à tord une de ses photos (croyant y voir un couple d'amoureux alors qu'il s'agissait en fait du photographe lui-même et de sa mère, en ombres chinoises), Gildas a dit en substance « il faut parfois savoir ne pas interpréter une photo, et simplement l'aimer parce qu'elle est belle ».
Certes, et n'est-ce d'ailleurs pas vrai pour toutes les disciplines « artistiques » ? Ne peut-on pas aimer une chanson ou une pièce musicale parce que la mélodie ou les arrangements sont jolis et suscitent, de facto, certaines émotions ? Ne peut-on pas apprécier une peinture qui ne représente rien de précis mais qui agence simplement quelques couleurs et formes de manière subtile ? Je pense bien que si, en effet. Du reste, tout art s'adresse aux sens, d'abord, plus qu'à l'esprit, comme le disait Francis Carco.
Dans le cas précis de la photographie, cette vision purement esthétique revient à appréhender une photo pour la beauté « visuelle » de ce qu'elle représente, un point c'est tout. Mais n'est-ce pas un poil réducteur, tout de même, d'un point de vue plus macro sur l'ensemble des domaines de la photo, au delà de la photographie de rue ?
La photographie c'est un art, une discipline, un passe-temps, un métier, une passion parfois même…
Si l'on considère la photographie comme une discipline effectivement artistique, le photographe est un artiste. Le Larousse définit un artiste comme une « personne qui a le sens de la beauté et est capable de créer une œuvre d'art ». Hum. Mais c'est quoi une « œuvre d'art » ? Un « objet ou une création artistique ou esthétique » pour Wikipedia. Voilà enfin une nuance qui me plaît : « esthétique ou artistique ». Ou.
Tout ce qui est esthétique ne serait donc pas nécessairement une production artistique.
La vérité de l'œuvre d’art, c'est celle de l’artiste et non du sujet représenté.
– Wolfgang Hildesheimer
C'est sans doute le cas de mes jolies prises du petit à la plage, que je trouve exceptionnellement craquantes… mais que je n'oserais jamais exposer (même si je n'avais pas tant d'aversion pour la publication d'images de personnes qui ne sont pas en mesure d'y consentir, mais ça c'est un autre débat…).
✋🏻 Attention ! Je ne suis pas en train de juger, et de prétendre que ce genre de photo est sans intérêt. Je pose simplement les base d'un raisonnement qui consiste à penser que quelque chose de beau n'est pas systématiquement une œuvre d'art.
Laissons de côté l'art et le lard pendant quelques instants, pour s'intéresser à notre perception de la « beauté ».
Tout ce qui est rare est cher, les économistes le savent. Mais qu'en est-il de l'esthétique ? L'abondance de beauté tue-t-elle la beauté ? L'or est précieux car il est rare. Le diamant est considéré comme « beau », très probablement pour la même raison : qu'en serait-il si nous avions tous des diamants dans nos jardins ? Je parie qu'on ne les considérerait pas beaucoup mieux que la mauvaise caillasse que les jardiniers évacuent de leurs potagers…
Il y a encore une vingtaine d'années, seuls les photographes aguerris, bien équipés et maîtrisant la technique photographique, ayant quelques bases d'optique et de chimie, pouvaient se targuer de réaliser des séries de superbes photographies, considérées comme réellement « belles » (en dehors du coup de bol du débutant qui produirait une petite pépite avec son Instamatic Kodak).
Seulement les choses ont changé. Aujourd'hui, les paysages somptueux sont légion sur Internet, on en trouve par milliers tous les jours en parcourant Facebook, FlickR, 500px, Pose partage… Cette orgie de beauté nous a tous repus, parfois même à la limite de l'indigestion.
Ajoutez à cela les « facilités » (notez les guillemets) accordées à tout un chacun depuis 2009 pour la création d'une structure « professionnelle » en France, et vous vous retrouvez avec des hordes de professionnels de la photographie auto-entrepreuneurs et bien décidés à ajouter leur pierre à l'édifice de l'esthétique photographique décomplexée. Pas forcément un mal, diront certains… Pas forcément un bien, diront d'autres.
On entre ici dans le vif du débat, où les plaies provoquées par la transmutation « hulkesque » de notre discipline ne sont pas encore complètement cicatrisées. Respirez profondément. Relâchez les épaules. 🤷
La photographie a changé disions-nous supra, et avec elle tout son écosystème : photographes, outils, modèles, public, lecteurs…
La main alerte et exercée d'un artisan tireur sensible et expérimenté savait jadis façonner la lumière d'une scène photographique dans la chambre noire. Mais sans tomber dans le piège du lynchage aigri des techniques modernes, ne soyons pas naïfs : la grande majorité des photos qui se présentent à nous aujourd'hui accordent une part de plus en plus importante à ce qu'on appelle « post-traitement lourd ». Eh oui. Et pourquoi pas, au fond ?
« Ah, nous y voilà ! Mais pourquoi cet illuminé re-déterre-t-il ce sujet à troll une fois de plus ? », se diront certains.
D'abord, « c'est pas pasque je paye pas que j'vais faire chier », comme disait Coluche. Voici en complément quelques mobiles plus « sérieux » :
Rien en art ne doit ressembler à un accident, même le mouvement.
— Edgar Degas
Il fut un temps où la photo « témoignage » avait sa place en photographie de paysage, comme elle peut encore l'avoir aujourd'hui en photographie de rue. Où montrer la beauté (ou la laideur, c'est selon) naturelle d'un lieu à un moment donné pouvait s'exposer fièrement, être salué par un auditoire, publié dans des livres.
Quand je feuillète aujourd'hui mon premier livre Amiens et le Pays de Somme (quelle belle région) paru en 2007 aux éditions Déclics (paix à leur âme, cherchez l'erreur…), une sorte de malaise contradictoire m'envahit. C'est particulièrement vrai pour la photo de couverture, prise un soir avant l'orage à l'été 2005 entre Bray-sur-Somme et Albert, après moult repérages et échecs. Cette photo était le fruit d'une réflexion sur l'image que je voulais montrer de ma région, à la fois calme et dynamique, naturelle et sauvage. Rurale plus que citadine. Simple.
À y réfléchir aujourd'hui avec 10 ans de recul, je me perds en une sorte de dissonance cognitive sans fin…
Échafauder des paradis (ou pas) artificiels picturaux, pourquoi pas, finalement ?
Les peintres ne créent-ils pas, depuis la préhistoire, des scènes complètement ou partiellement imaginaires ?
Et pour quelle raison les photographes ne pourraient-ils pas envisager leur art de cette façon ? Utiliser les techniques modernes pour créer de toutes pièces des scènes mettant en jeu des parties réelles (un paysage par exemple) et d'autres imaginaires (une lumière particulière, un ciel improbable, une silhouette imaginée, quelques oiseaux par-ci, un reflet par là…).
Certains photographes de studio excellent en cet art. Je pense notamment à Mathieu Paul Gabriel, à son élève Louise Mu, au photographiste Pose partageur Levarwest… Des photographes de paysage aussi, comme par exemple Alexandre Deschaumes, qui montre des lieux du monde avec sa vision onirique et évocatrice de la nature.
La condition sine qua non est, à mon sens, de l'assumer (car l'important n'est pas là, cf. plus bas). Prétendre s'être levé tôt et avoir eu la chance de se trouver face à un ciel noir et rouge fluo (si si c'est possible !) avec des nuages fuyants dans une perspective ahurissantes comme portés par un vent divin, tout ceci derrière un premier plan lumineux comme une scène exposée à midi dévoilant justement en contre-jour un passant dans une posture idéalement graphique… relève tout bonnement du charlatanisme. Et d'un manque de respect criant pour ceux qui n'usent pas de ce genre de pratique. Ça y'est, je l'ai dit !
Un charlatan est une personne qui pratique l'imposture, ou un jeu de dupes envers autrui, grâce à des trucages, des déformations de la réalité ou des falsifications, en vue de gagner sa confiance. — Wikipedia
J'arrive enfin aux conclusions qui sont les miennes aujourd'hui (et qui finalement correspondent à ce que j'ai toujours dit sur Pose partage).
Et elles sont simples : tout ceci n'a aucune importance.
En tant qu'amoureux de la photographie, je me fous de savoir qu'une photo est retouchée ou pas. Je me fous a priori qu'elle soit argentique ou numérique, recadrée, retravaillée, trempée dans l'eau chaude, synthétisée par une machine, pondue par un oviraptoridae, ou que sais-je.
« T'es pas très original JP, c'est ce que tout le monde dit partout sur les fora depuis des années maintenant », rétorqueront certains. Attendez un peu… encore quelques lignes.
Mais une fois qu'on a dit ça, en plus d'avoir une belle jambe, nous dormons toujours sur la béquille (ouais, je m'étais donné pour pari de citer Bigard dans cet article). Plus sérieusement, bien évidemment qu'on s'en fout (seuls quelques aigris diront le contraire), mais on n'a toujours pas répondu à la vraie question : que restera-t-il de tout ça ? Autrement dit : dans cette profusion de belles photos, qu'est-ce qui justifie vraiment qu'on s'intéresse à telle ou telle, à tel ou tel artiste ? Si tous les débutants qui poussent des curseurs font des photos aussi esthétiques qu'un Vincent Favre, sont-ils pour autant des artistes aussi talentueux que Vincent Favre ?
Si je n'accorde plus d'importance à ces considérations techniques, j'en accorde de plus en plus à un autre point : la démarche. On ne compte plus le nombre de photographes qui ont péri dans leur démarche purement esthétique dans les années 2000, d'avoir cru que faire du beau sans âme était aussi intéressant que c'était devenu simple. Arrêtez-vous !
En art ce qui est important ce n'est pas les matériaux mais ce que l'on veut dire.
— Nikolaï Maslov
Aujourd'hui l'esthétique est partout en photographie, n'importe quel ignare est capable de produire une image visuellement splendide à partir d'une prise de vue approximative, en poussant quelques curseurs et en appliquant quelques filtres magiques. Il y a quelques années, je me serais auto-flagellé après avoir dit ceci, mais à présent je l'assume !
L'offre et la demande, souvenez-vous. Une belle photo ne vaut plus rien pour le simple fait qu'elle est belle (si ce n'est quelques kopecks sur une plateforme de vente de photos libres de droits où l'on achète des œuvres comme des croissants au beurre dans une boulangerie, ou des likes sur les réseaux sociaux).
Les photos fast-food postées sur les forums n'ont que d'autant moins de valeur. On le disait déjà ici en 2010 et bien avant. De belles photos, on en voit des tonnes, qui sont similaires, vides, sans âme, utilisant les mêmes ficelles. Mais « en art, toute répétition est nulle » comme le disait le philosophe José Ortega y Gasset.
Au final, je crois pouvoir dire sans plaisanter que les avancées technologiques de ces quinze dernières années seront, in fine, une formidable chose pour la photographie. Pas simplement pour contrarier la plupart des cons qui pensent que l'ancien temps était béni (Renaud reviens), mais surtout parce qu'elles nous auront permis de nous remettre profondément en question, et de tendre à mettre en exergue ce qui devrait animer tous les artistes : la prédominance d'une véritable démarche. Ce que l'on fait est une chose, l'essentiel est pourquoi on le fait. En l'espèce, je pense que la fin justifie les moyens… mais pas le contraire.
Voilà qui d'emblée produit une sorte de sélection toute naturelle dans la jungle photographique moderne : le photographe « charlatan » apparaissant comme le pseudo-artiste opportuniste trouvant en les nouvelles techniques une manière de se donner artificiellement l'air d'être inspiré, en produisant des choses esthétiques mais vides de sens.
Tout ceci étant dit, voici une liste (bien sûr non-exhaustive) de photographes qui suscitent chez moi un grand respect, et que je considère comme de vrais artistes au regard de l'analyse exposée dans cet article :
Photographe engagé et talentueux, Chris Jordan a adopté une démarche de dénonciation du consumérisme occidental, des déchets qu'il produits et de leurs méfaits pour notre planète. Des graphismes étonnants, des compositions à couper le souffle… au service d'un bel engagement.
Un de ces amoureux du paysage et des procédés photographiques traditionnels. Les scènes que capturent Christophe Cassegrain sont naturellement formidables, et sont magnifiées par le papier Cibachrome (Ilfochrome) sur lequel il les expose. Quand se lever tôt pour être sur le terrain au bon moment prend toute sa signification…
On ne présente plus le personnage de Yann Arthus Bertrand qui est passé maître en l'art de nous faire prendre conscience de la fragilité de notre planète, en provoquant l'émerveillement face à sa beauté.
Muni de son calepin et d'un crayon, Levarwest dessine son petit monde merveilleux. L'appareil photo, les flashs, les logiciels ne sont ensuite que de simples outils pour faire prendre vie à ses pérégrinations mentales. Une patte (et une bonne en plus…).
Alexandre Deschaumes est un bohémien des temps modernes, un de ces photographes dont les images sont les témoignages d'une vie de communion avec la nature. Une de ces personnes qui vivent simplement, au plus près des éléments, sans que ce soit une question de posture…
Karine Andreï est une des rares personnes rêvant de changer le monde qui a été capable de changer sa propre vie. « Perdue » dans le Massif central, elle ne voyage pas en quête de paysages lointains : son terrain de jeu est sa prairie et les montagnes qui l'entourent, qu'elle écume à pied. Des lumières naturelles et des images vraies qui transpirent la simplicité d'un style de vie que beaucoup envient sans le mériter.