04/05/2011 à 16:06
Thomas1964
J'ai vingt trois ans quand j’accoste à Cumberland' s Island. Un vieux chalutier d'avant-guerre transformé en bateau de passage libère chaque matin la quarantaine de visiteurs autorisée à accoster. Les règles sont strictes, pas un visiteur de plus, et souvent, on a réservé jusqu'à deux ans à l'avance. C'est l'île des Carnegies, ils l'ont découverte alors que personne ne s'y intéressait, et y ont fait élever une résidence majestueuse. On quitte le continent en traversant une eau boueuse, mi-douce mi-salée, d'une couleur ocre, parfois presque rouge. Des rangers vous indiquent la direction d'une promenade possible. Il faudra prendre garde à bien en profiter, on ne campe pas à Cumberland 's Island, on n'y dort pas la nuit. Il n'y a pas d'hôtels. Le domaine est protégé par le gouvernement.
Il fait chaud. C’est le climat tropical de l'extrême pointe de la Georgie, et le début de la Floride. J'ai quitté la forêt, des tatoos surgissent à chaque instant du petit sentier que j'enjambe. Ce sentier s'arrête net : on a découpé un morceau de prairie dans la forêt tropicale. L'herbe jaune coupée à ras est mangée par le soleil. Des traces de crotins secs figés par la chaleur suffocante attestent la présence des chevaux sauvages. Ils sont passés il n'y a pas longtemps, peut être même qu'ils pourraient revenir d'un instant à l'autre. Il faut être sur ses gardes. Devant moi, il n'y a plus que ce carré d'herbe coupé dans la forêt. Une ruine, un pan de mur encore entier et un amoncellement de pierres mangé par le lierre . Une photographie posée sur un socle de fer représente la maison des Carnegies dont il ne reste plus maintenant que la ruine. La lumière tombée du ciel éclaire la scène du paysage. On cesse de respirer, c'est l'angoisse du début de la représentation théâtrale.
C'est une somptueuse résidence de l'Amérique des années folles. Dans une piscine aujourd'hui disparue, les invités des richissimes Carnegies trouvent la fraîcheur quand ils y plongent leurs corps revêtus d'un maillot rayé blanc et bleu qui leur couvre le torse et tombe sur les genoux. Devant la maison, des fauteuils en osier peints en blanc supportent la langueur de l'après – midi. La cohorte des aisés sirote un thé glacé que le domestique noir remplit dès qu'il est vide. Sur la terrasse en bois de la maison des Carnegies, il y a l'orchestre du soir. Les musiciens noirs sont vêtus de costumes blancs. Ils jouent les airs de jazz des années folles de l'Amérique.
Tout cela n'existe plus. La maison s'est consumée un soir d'été tandis que les Carnegies voyaient leur fortune emportée par le crack de vingt neuf, dans une même fumée. Ils ne reconstruiront plus leur maison de Cumberland' s Island, il ne reste plus que ces photos qui ont jauni parce que le temps a passé, et peut être qu'un jour aussi ces photos disparaîtront.
C’ est ma dernière nuit aux Etats-Unis d'Amérique. Mon voyage s'arrête ici, dans l'extrême sud du pays, aux portes de la Floride, sur une île qui n’est reliée à rien. Tout ce que j'ai vécu disparaîtra-t-il un jour comme a disparu la majestueuse demeure des Carnegies redevenue cendres ? Cette maison a un passé, la photographie jaunie suffit à faire prendre le chemin de l'imagination. Plantée comme par provocation devant ce qui n'existe plus, elle nous donne à respirer…
Une petite rivière coulait le long d'une forêt située en contrebas de ma maison d’enfance. Elle était desséchée l'été mais je posais mes pieds dans l'eau restée prisonnière des trous de son lit. C'était la rivière de mon enfance. Elle s'est jetée dans le flot de la rivière calme du peintre d'un village perdu du Massachusset. Elle était bordée dans son murmure par des weeping¬ - willows qui ressemblaient la nuit à des veilleuses angéliques.
Et cette rivière s'est jetée dans l'eau argentée du Lake Kezar, où j'ai livré mon corps et mon âme à la sensualité pleine de l'instant idéal. Il existe une autre rivière, on pourrait tout aussi bien dire un fleuve car son mouvement est incohé¬rent, violent parfois, et il y a des moments, des détours , des méandres qui sont irrigués par le désespoir et l'ennui.
Que reste – t – il d'une eau qui coule dans une vie ? N' est elle pas semblable au feu qui a dévoré la maison des Carnegies ?
J'ai l'impression d'éponger de mon front la sueur du désespoir. L'air de Cumberland' s Island est trop chaud et trop humide. Où irai je désormais, dans quel inconnu vais je plonger ?
Je sais maintenant que cela n'a plus d'importance.
Ecoutez ! Le parterre d'invités s'agite devant moi, la résidence déroule sa longue robe blanche sur le carré d’herbe jaune découpé dans la forêt. Les domestiques s'activent, on boit le cocktail à la paille pendant que dansent les nantis de l'autre monde, de l'Amérique des années folles. C'est l'orchestre du soir qui entonne le début lancinant de The Moonlight Serenade, et au loin on aperçoit la forêt de pins et le murmure de l'eau du Lake Kezar.
Peu m'importe maintenant ma direction, la rivière ou le fleuve dans lequel à nouveau se jettera ma vie. Partout et toujours je saurai, et alors je le dirai même si c'est en silence et à moi – même :
" Mais il y avait Quisisana…"…